Ta nuque est une fleur choisie
Avec mille soins délicats
Par la fée aux matins d'Asie.
Tes bras ont le goût des muscats,
Tes cheveux tordent une flamme.
Tes genoux ouvrent une femme,
Un sourire vient se loger
Au plus tendre coin de ta bouche :
Lève ton visage que touche
Le bonheur au crayon léger.
Silence. Les dernières rames
Impatientes aux arrêts
Vont porter les dernières dames.
Au terminus de Champerret.
Armistice des porcelaines.
La vitre a mangé nos haleines
En face, les époux vantés
Opposant leurs ventres convexes.
Tentent d'utiliser leurs sexes
Aux yeux d'un Greuze épouvanté.
L'hémérocalle safranée,
Le nyctanthe de Malabar
Ne fleurissent plus cette année.
Les tubes nickelés du bar.
Le lad est parti, Dolly brune,
À qui vous filiez une thune
Contre un pronostic pour Longchamp.
Seule, demeure la gravure
Où l'Anglaise au teint de saumure
Flatte, rêveuse, un chien couchant.
Aimer. Tu seras dévêtue,
J'aurai quitté mon pyjama.
Il faudra que je m'évertue,
Non. Je pars pour Yokohama.
Le charbon devient maritime
Et le large fauteuil intime,
Où va chatoyer ton crépon,
Sent qu'en son cuir se cristallise,
Soudain, l'âme d'une valise
Dans les cahots d'un entrepont..
Aimer ? Qui se leurre ? Aristippe ?
Le professeur d'ocarina
Qui, chaque soir, après sa pipe,
Jouait « C'est dans tes yeux, Lina » ?
Est-ce mademoiselle Angèle
Dont chaque larme se congèle
A la froideur des sentiments ?
Ou la Reine des érasties
Vêtant par galvanoplastie
Les cadavres de ses amants ?
De quelle magnéto géante,
De quel encéphale exalté
Sortira la parcelle ardente
L'étincelle de la bonté ?
Mais le siècle est laid, l'homme ladre,
La toile est assortie au cadre.
Une vétuste Alice Ozy
Croit que Satan qui la menace
Se cache sous l'armoire à glace
Pour voir son derrière moisi.
Quarante-chevaux qui s'ébroue.
Arrêt. Le chauffeur va charger
Avant de partir une roue
Amovible. Un noble étranger,
Boyard ou camérier du Pape,
Monte. La craintive soupape
Élève un murmure brisé ;
Ses sœurs chantent avec ensemble,
Mais elle, doute, appelle, tremble
Sur un cylindre ovalisé.
J'ai pleuré par les nuits livides
Et de chaudes nuits m'ont pleuré.
J'ai pleuré sur des hommes vides
A jamais d'un nom préféré,
Froides horreurs que rien n'efface !
La terre écarte de sa face
Ses longs cheveux indifférents,
Notre vieux monde persévère.
Douze sous pour un petit verre !
Combien va-t-on payer les grands ?
La dame du chalet d'aisances
Regarde le biplan furtif.
En manière de bienséance,
Claude m'offre un apéritif.
Le garçon chérit la caissière
Et mêle sirops et poussière
Au cœur d'un torchon hasardeux.
La caissière se couperose.
Et pour Monsieur ? - la même chose,
Cinzano - Deux cinzanos, deux !
Suspends ton vol ! priait cet autre.
Vieillard méthodique et gaffeur,
Va porter ta barbe d'apôtre
Aux soins odorants du coiffeur.
Si tu pouvais, inexorable,
Laisser la boîte où court le sable
Entre la brosse et le rasoir...
Mais déjà ta droite hâtive
Gave, gave la rotative
De papier à vendre le soir.
Foutons ses huit jours au poëte !
Moi, j'ai copié des chansons.
La femme du plombier, coquette,
Ne sort pas avec ses chaussons.
Drap blanc, satin cardinalice,
Dans l'ombre du car dîne Alice.
Elle regrette ses péchés
Et son âme, cendre légère
D'une cigarette étrangère,
Tombe sur les fruits épluchés.
Au clavier Chopin se confie
En un la mineur affligé.
Je mettrai ta photographie
Près de Joffre à son G. Q. G.
Cézanne arrondit une pomme,
Potin arrondit une somme,
La guenon bâille son ennui,
Des trains sifflent vers les banlieues,
Une étoile rose, une bleue,
Un rideau glisse... Et c'est la nuit.
Carmen, la changeante Espagnole,
Aimait les courses de taureaux,
J'aime la course des bagnolles
À l'heure où l'on sort des bureaux.
La banque a des guichets sans nombre
Mais Peter, marchand de son ombre,
N'ose offrir le chèque maudit
Où le diable a mis son paraphe.
Cependant, la dactylographe
L'agrafe d'un œil enhardi.
Jean Pellerin (1885 - 1921) fonde en 1912 avec Francis Carco et quelques autre poétes l'École Fantaisiste.
On pourra trouver des informations sur le poète sur Wikipedia et une courte biographie sur le site du Grésivaudan (avec quelques autres vers).
Un contemporain de Jean Pellerin : le peintre suédois Nils Dardel qui fréquentait les mêmes lieux à Montparnasse et ailleurs dans les années 1920.
Voir d'autres poètes dans ma page "Lettres".