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Bernard B

Bernard par Valdo Barbey(1)

Bernard B

Bernard Barbey vers 1915

Bernard Barbey
Une soirée au Manoir
Pendant plusieurs années, ils eurent lieu tous les jeudis soirs, ces dîners de famille. Malgré leur régularité bien connue, Maman recevait, quelques jours à l'avance, la carte où Grand-mère(2), de sa haute écriture pointue, nous invitait pour six heures et demie, "sans façons entre nous", à la grande maison d'Esteyres(3). Suivant la saison, elle ajoutait "pour manger un melon", ou "un lièvre" ou encore "des perdreaux". Six heures et demie, cela supposait des jeux interrompus plus tôt que d'habitude, car il fallait une bonne demi-heure pour s'habiller et presque autant pour franchir en voiture, par la petite route blanche, la distance qui nous séparait d'Esteyres(4).

On arrivait dans la cour. Au gros de l'été, le soir n'y était pas encore assez proche pour que les ombres s'y allongeassent : dévorés de mouches, les chevaux piaffaient, le parterre de bégonias flambait encore de son feu écarlate et l'on apercevait, par la fenêtre ouverte de la salle à manger, la grande table ovale couverte de fleurs et de fruits. On entrait au salon: d'un jeudi à l'autre, l'accueil ne changeait pas. Grand-mère se levait à notre arrivée: elle portait une belle robe et un beau collier ; elle était contente de nous voir ; elle souriait ; sa voix ressemblait à son sourire. Elle disait ces choses toujours les mêmes dont nous avons compris plus tard le charme et la douceur.

Puis nous allions embrasser Grand-père(5). Depuis quelque temps, il marchait difficilement, il dormait mal. Sa figure était très pâle, ses yeux presque trop clairs. Il était vêtu d'une redingote noire et portait une cravate Lavallière. Un peu affaissé dans son fauteuil, il s'occupait à couper les pages d'un livre avec un coupe-papier d'ivoire. Nous nous étonnions des soins qu'il apportait à ce travail : il fallait, disait-il, tourner les pages à droite, en haut, car l'ouvrage était d'une grande valeur. Un jour, quand nous serions assez grands pour le comprendre, nous pourrions le lire et en tirer profit.

Mais on annonçait que le dîner était servi et l'on se rendait à table derrière les oncles et tantes qui se donnaient le bras. Longtemps, j'ai cru que l'eau que l'on buvait le jeudi soir chez Grand-mère était plus délicieuse que partout ailleurs. Cela tenait sans doute aux jolis carafons de cristal qui la conservaient, semblait-il, aussi fraîche qu'au goulot même de la fontaine et la traversaient de rayons multicolores. Volontiers, la conversation se faisait générale : volontiers aussi, elle touchait au passé, car le passé est une grande chose dans la maison. Il semble déteindre constamment sur le présent et il en résulte des demi-teintes charmantes : tout à l'heure, au crépuscule, à l'extrémité du vieux jardin, tante Alice va-t-elle se doubler soudain d'une silhouette Second-Empire ?

C'est qu'il fut très lumineux, ce passé, presque brillant. C'était l'époque heureuse où, dans le pays, on faisait peut-être moins de politique et où l'on consacrait plus de temps à la vie de société. En effet, nos arrière-grand-oncle et grande-tante(6), à André(7) et à moi, groupaient autour d'eux tout un cercle d'admirateurs et d'amis, gens à capotes et à dentelles, à cylindres et pantalons à jambes d'éléphant, qui promenaient par toute la contrée leur romantisme de bourgeois de petite ville et de savants consciencieux. L'oncle et la tante les dominaient de beaucoup ; c'était un couple de lettrés, de poètes, de polémistes, aux élans généreux, prêts à défendre toutes les grandes causes de l'époque. Leur vie fut partagée entre les journées de bataille et les journées sereines, car s'ils montraient parfois quelque intransigeance, leur romantisme, à eux, n'était que pur lyrisme, ingénuité, sentiment naïf de la nature. Leur œuvre est considérable : elle les contient et les explique tout entiers. En ville, on la trouverait aujourd'hui bien démodée, mais ici elle restera toujours jeune et vive.

Grand-mère a été élevée par cette tante : elle en parle avec amour, quoique cette éducation ait été, à certains égards, bien sévère. Et cela nous semble curieux de nous représenter Grand-mère devant se plier à ces chinoiseries de jadis. Elle n'en a gardé aucune amertume : au contraire, son regard ne saurait s'attacher avec plus de bienveillance sur notre enfance qui s'écoule plus heureuse, semble-t-il.

Il fallait la voir après dîner, au grand salon, nous conter l'histoire attendue et réclamée. L'obscurité venait. Bientôt, on n'apercevrait plus, sur la terrasse, que la silhouette un peu baroque du palmier qui occupait le centre du massif, sa lourde feuille grasse se détachant contre la nuit aérienne. Pour l'instant, on distinguait encore, aux murs du salon, les taches plus sombres des tableaux ; il y avait là entre autres, dressé de toute sa taille élancée, vêtu de l'uniforme bleu des hussards, un ancêtre qui avait fait les guerres de l'Empire(8). Ses cheveux étaient noirs et bouclés. Il avait aimé une grande dame de l'époque. Il avait l'air triste et lointain. Sans doute, notre temps ........ pas être assez romanesque. (manque une ligne)

Mais Grand-mère contait. Elle était assise au milieu du salon, et nous, sur le tapis, en demi-cercle autour d'elle. J'ai pensé, plus tard, que ces histoires, on eût pu les transcrire telles qu'elle les disait tant l'expression en était parfaite :

"La princesse habitait un grand château perdu dans la forêt"... "Sois maudit, dit la vieille, tu n'es qu'un méchant"... "Mais le prince se lassa même de ses jouets d'or."

J'entends encore la voix qui modulait et animait ses bouts de phrases. Grâce à ses inflexions, le conte devenait une chose extraordinaire et vivante. Durant quelques minutes, des princes, des princesses, des sorcières, des bûcherons avaient réellement vécu devant nos yeux, et quand le silence tombait à la fin, des oreilles plus fines eussent sans doute perçu la fuite légère et folle de ces personnages le long des corridors de la Grande-Maison. Le récit terminé, pendant ce petit silence, la voix demandait toujours :

- Est-elle jolie ?

"Elle", nous savions que c'était l'histoire, et nos voix répondaient :

- Oh, oui...

Neuf heures sonnaient à la pendule – au village aussi, et dans les villages voisins. C'était pour nous, les jeunes, l'heure de rentrer. Parfois, quand il faisait très sec, des étincelles jaillissaient sous les roues ou les sabots du cheval. Il arrivait aussi qu'un lièvre contemplât cette caisse noire qui filait entre les champs et s'en étonnât un instant ...


Notes

Bernard Barbey (1900-1970), fut diplomate et écrivain.

(1) Valdo Barbey (1880-1964), fils cadet de William et oncle de Bernard était peintre. Ce portrait doit dater de 1925 ou 26.

(2) Il s'agit de Caroline, la veuve de William Barbey, née Boissier (1847-1918). Elle avait hérité du Manoir en 1885.

(3) L'auteur a changé le nom du village : il s'agit bien de Valleyres-sous-Rances.

(4) La distance entre les deux villages est d'environ quatre kilomètres.

(5) William Barbey (1842-1914). Ce récit datant d'avant sa mort, Bernard Barbey avait alors au plus quatorze ans. Le texte est évidemment postérieur.

(6) Il s'agit du comte Agénor de Gasparin (1810-1871) et de sa femme née Valérie Boissier (1913-1894), propriétaires du Manoir au XIXe siècle.

(7) Les frères de Bernard Barbey s'appelaient en réalité René et Alec.

(8) Il s'agit d'Albert de Rocca, mari de Madame de Staël (tableau ci-dessous).
 

Rocca

Albert dit John de Rocca
(1788-1818)

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